Lors de la Seconde Guerre mondiale, le Japon est en pleine realpolitik, à la fois allié aux pays de l’Axe et fondateur du pacte Antikomintern du 24 novembre 1936 pour des raisons idéologiques, mais aussi signataire d’un pacte de non-agression avec l’URSS le 13 avril 1941 pour des questions de stratégie militaire. Malgré l’insistance d’Hitler, les dirigeants nippons refusent d’attaquer les Soviétiques à revers. Ils ont déjà fort à faire en Chine et dans le Pacifique et, surtout, ils se souviennent de leur lourde défaite de Halhin Gol en 1939.
La victoire à l’ouest et le désir de prendre des gages territoriaux avant la fin de la guerre lancent Staline dans la dernière offensive du conflit. La puissante et moderne Armée rouge affronte l’ennemi héréditaire japonais. C’est la revanche de 1905 !
La puissance de l’Armée rouge
Il faut attendre la conférence de Yalta en février 1945 pour que Staline s’engage à entrer en guerre contre le Japon dans les trois mois suivant la fin des hostilités en Europe. A cette époque, cette aide s’avère précieuse car même si le conflit est virtuellement gagné dans le Pacifique, l’assaut de l’archipel nippon fait craindre de lourdes pertes aux dirigeants américains qui ne connaissent pas encore les résultats des recherches nucléaires secrètes.
Dès le mois d’avril, les Soviétiques envoient vers l’Orient des forces redoutables, issues de troupes victorieuses et aguerries. Le 5, l’URSS annonce qu’elle ne renouvellera pas le pacte de non-agression à son échéance de 1946. Les 500 000 hommes des deux fronts initiaux de la région sont considérablement renforcés, tandis que des infrastructures sont rapidement construites. Pour son offensive en Mandchourie, l’Armée rouge dispose de près de 1 500 000 soldats, 5 500 chars, 28 000 canons et 4 370 avions, soit plus que pour la bataille de Koursk ! La victoire sur l’Allemagne donne une grande force morale aux soldats, qui ont effectué un périple de 6 500 à 12 000 km en chemin de fer. Entre avril et mai, pas moins de 1 692 trains spéciaux empruntent le Trans-sibérien. Il faut aussi signaler la présence de la puissante flotte du Pacifique, avec ses douze navires de lignes, 78 sous-marins et nombreux bâtiments de débarquement.
L’armée japonaise à bout de souffle
Face à ce déploiement, le général Yamada Otozo peut tout de même opposer son armée du Kwangtung : 1 040 000 hommes, 1 155 chars, 5 360 canons et 1 800 appareils (dont 1/4 ayant une réelle valeur militaire). Elle est formée de 25 divisions et 6 brigades indépendantes réparties en neuf « armées », qui doivent défendre un front de 4 500 km ! Malgré les montagnes, cours d’eau et marais, l’étendue de la Mandchourie (1,3 millions de km2) rend sa défense problématique. Pire, le moral est au plus bas, surtout après l’appel à la reddition lancé par Hiro-Hito le 14 août en plein combat.
Cette offensive, non désirée par les Américains qui n’ont plus besoin d’aide pour vaincre le Japon après Hiroshima et Nagasaki (6 et 9 août 1945), arrive en pleine faillite militaire japonaise. Battues sur tous les fronts, en constante retraite, sans marine, les armées nippones sont en plein doute et sentent arriver l’inéluctable et incompréhensible défaite. Le moral s’en ressent fortement, les principaux repères sociaux et guerriers étant en effet détruits.
Puissante en 1944, l’armée du Kwangtung n’est plus que l’ombre d’elle-même un an plus tard. Les meilleures unités d’Otozo ont été envoyées sur le front du Pacifique ou en Chine et il a perdu une grande partie de son aviation. De plus, nombre de ses hommes sont des recrues de Corée ou des soldats de l’armée vassale du Mandchoukouo (300 000 hommes), tous peu fiables. Il y a aussi un grand nombre d’étudiants, de vétérans installés dans la région après leur service ou des membres du service du travail. Une étude a ainsi montré que le quart des hommes a été incorporé moins de dix jours avant l’attaque !
Depuis mai, le général Okamura a renforcé son subordonné, mais les lignes à tenir en Chine sont immenses, tandis que l’aviation américaine, maîtresse du ciel, perturbe tous les déplacements. Le plan de Yamada, basé sur la réalité stratégique, consiste à résister sur les frontières afin de donner le temps aux réserves de contre-attaquer. En cas d’échec, l’armée doit retraiter sur la Corée afin de la protéger. Mais certains de ses subordonnés n’obéiront pas, préférant lutter jusqu’à la mort sur leurs positions. Staline tient scrupuleusement sa promesse et, le 8 août 1945, l’URSS déclare la guerre au Japon à 17h (heure de Moscou), alors qu’il est 23h en Mandchourie. Il veut s’emparer de cette dernière, du nord de la Corée, des îles Kouriles et du sud de celle de Sakhaline. 80 divisions soviéto-mongoles attendent le signal.
Blitzkrieg soviétique
Dès le lendemain, malgré les pluies diluviennes d’été, l’offensive est lancée à 00 h 10 (heure de Mandchourie), soit en fait 70 mn après la déclaration de guerre, avec le décalage horaire ! Le lancement de la bombe sur Hiroshima fait craindre à Staline une fin prématurée de la guerre, tandis que certains historiens pensent que Truman ordonna l’attaque pour hâter la capitulation avant l’entrée en action des Russes.
Le groupe d’armées de Malinovski effectue le principal effort en avançant sur un large front au nord, depuis la Mandchourie extérieure. Les forces de Meretskov descendent plein sud sur une ligne Khabarovsk-Vladivostok. Ils sont reliés par Purkayev qui perce tout droit en passant l’Amour. Le plan de Vassilevski est classique : un vaste mouvement enveloppant à 2 pinces doit repousser les forces ennemies vers la plaine mandchoue où, encerclées, elles seront détruites. Il sait que les plus durs combats vont avoir lieu sur les positions fortifiées de la frontière.
La 6e armée blindée de la Garde, dont les objectifs situés à 350 km de la frontière doivent être atteints en cinq jours, réussit l’exploit de franchir les montagnes de Khingan, prenant ainsi à revers les lignes nippones malgré les difficultés du terrain. Yamada, convaincu qu’elles étaient infranchissables et que les Soviétiques n’attaqueraient pas dans une région dépourvue de routes et de voies ferrées, est pris de court, tandis que les défenseurs se replient en hâte. Malgré le manque de carburant qui les retarde de deux jours, les chars reprennent leur avance, s’emparant de Tchang-Tchun et de Moukden après un ravitaillement par air grâce à plus de 400 appareils. Il y a quelques rudes combats, les Japonais ayant établi des fortifications puissantes dans certaines positions commandant les principales voies d’accès.
La 36e armée remplit parfaitement son rôle de fixation dans le secteur nord à Hailar, ce qui empêche l’envoi de renforts vers la zone des Khingan.
Pendant ce temps, la 39e armée du général Pliev, composée de blindés et de cavaliers, dont des Mongols, attaque depuis le nord et parcourt près de 80 à 100 km par jour dans le désert de Gobi. Dans la nuit du 10, elle enlève le col de Khorokhon. Dès le 21, après avoir franchi la Grande Muraille, elle fait sa jonction avec les troupes de Mao (8e armée populaire), coupant ainsi cette axe de retraite aux nippons. La 36e armée parvient finalement à déborder Hailar et pousse en direction de Pokotu, tandis qu’une partie des troupes de Malinovski perce en direction de Tsitsihar, au nord-ouest de Harbin. L’avance russe est foudroyante.
Défense désespérée des Japonais
Meretskov, attaquant de l’est, affronte les défenses nippones dans la région inondée du lac Khanka et dans le secteur de Suifenhe où le terrain composé de vallées encaissées et de collines boisées se prête à la défense. Il se heurte en plus aux meilleures unités japonaises qui ont largement eu le temps de construire des positions fortifiées sur une large profondeur. Bien qu’un grand nombre de pièces d’artillerie ait été envoyé dans le secteur, le général Krylov, chef de la 5e armée, préfère lancer ses troupes par surprise, sans tir de préparation. Des groupes spéciaux de fantassins et de sapeurs s’infiltrent à la faveur de la nuit et permettent une percée plus rapide que prévue. Il y a tout de même d’intenses engagements, les Russes faisant connaissance avec les attaques-suicides des soldats se jetant sur les chars chargés d’explosifs ou encore les kamikazes qui s’écrasent sur les colonnes de blindés !
Dès le 11, la rivière Mulling est atteinte et les 1e et 5e armées encerclent la ville de Moutankiang les 15 et 16 août par l’est et par le nord. Après 4 jours d’un siège sanglant, la garnison capitule. Tout le QG nippon en Mandchourie est capturé ! Meretskov reprend son avance afin de faire sa jonction avec Malinovski vers Harbin.
La progression la plus dure est celle du 2e Front d’Extrême-Orient. Il se heurte à une forte résistance après l’Amour malgré l’aide de la flottille fluviale. Son but est de fixer le plus de forces japonaises le long des fleuves Amour et Oussouri afin d’empêcher tout repli. La 2e armée « Drapeau Rouge » et la 15e armée parviennent à progresser malgré le terrain, la météo et les défenseurs. Par sa percée rapide sur le Soungari, la flottille de l’Amour permet aux forces terrestres d’avancer. Cheminant sur trois axes, Purkayev a pour objectif Harbin et Tsitsihar. La première ville tombe après une percée de la 15e armée et le 21 août, après avoir parcouru 800 km en 12 jours, il rejoint le 1er Front par l’intermédiaire de la flottille.
Une défaite écrasante
Au final, la tactique russe est simple. L’artillerie matraque le secteur choisi pour la percée. Une fois les positions japonaises affaiblies, les blindées montés par les fantassins se ruent en avant. Les nombreux cours d’eau sont passés rapidement grâce au génie. Une fois la percée réalisée, les colonnes s’enfoncent dans les vastes étendues mandchoues et contournent les points trop défendus ou les villes occupées. Rien ne doit ralentir la progression, à de multiples reprises facilitée par des largages de parachutistes. Elle est d’ailleurs si rapide que plusieurs fois le ravitaillement doit être effectué par les airs.
Pendant ce temps, des aérodromes de fortune sont construits pour faciliter le soutien aérien, tandis que les unités d’infanterie attaquent les points dépassés par les colonnes mobiles. Face à ce déferlement, cette puissance de feu, et cette brillante tactique, les Japonais, peu motorisés et dispersés, ne peuvent opposer que leur courage et leur fanatisme.
Le 18 août, Vassilevski propose aux Japonais de faire cesser les hostilités pour le 20 à 12 h. Mais en l’absence de réponse, les combats se poursuivent. Cependant, les unités japonaises commencent à se rendre en masse car la rapide avancée soviétique perturbe leurs plans de repli vers la Corée.
D’audacieuses et performantes opérations aéroportées sont réalisées sur Harbin, Kirin, Hsinking, Mukden, Dairen et Port-Arthur, permettant une avance encore plus véloce des unités blindées. A Chen-Yang, les 225 paras doivent s’emparer d’une ville de 1,7 millions d’habitants, dont 70 000 Japonais, et désarmer une garnison de 50 000 hommes ! Heureusement, dès le 19, la 6e armée blindée arrive, ce qui permet aussi la capture de Puyi.
L’avance fulgurante en Mandchourie ne doit pas faire oublier l’entrée en Corée dès le 10 août. Cette colonie japonaise est rapidement occupée. Le 12, la base navale de Najin et les ports de Yuki et Rasin tombent. Maîtresse de la mer du Japon, la flotte soviétique du Pacifique lance ses forces spéciales afin de prendre pied le long des côtes, de sécuriser les têtes de pont et s’emparer des positions stratégiques avec l’aide des brigades de fusiliers-marins. Le 16, c’est Seishin, important centre de la marine nippone, qui tombe après trois jours de combat et de pilonnage malgré la forte résistance de 4 000 hommes. Puis du 21 au 23, c’est au tour de Wonsan d’être attaquée et prise. Toutes ces opérations, à la vitesse d’exécution impressionnante malgré les difficultés des opérations amphibies et la distance entre chaque cible, ne permettent pas aux Japonais d’organiser une défense cohérente.
Le 11, les Soviétiques envahissent le sud de l’île de Sakhaline par une opération terrestre et amphibie réussie. Le 56e corps doit combattre jusqu’au 25. Le 29, suprême revanche sur la honte de 1905, une flotte russe pénètre dans Port-Arthur, sur la pointe de la presqu’île du Liaodong.
Quant aux 32 îles des Kouriles, elles succombent le 1er septembre après d’intenses combats sur Shum Shu, la plus septentrionale, les Russes se heurtant à une véritable reproduction de la défense d’Iwo Jima mais avec moins de moyens. C’est la fin de l’offensive soviétique mais aussi de la Seconde Guerre mondiale, même si certaines unités nippones continuent le combat jusqu’au 10.
Les Soviétiques ne déplorent, officiellement, la perte que de 8 219 tués et 22 264 blessés, alors que leurs adversaires auraient perdu 83 737 morts, 20 000 blessés, autant de disparus et 594 000 prisonniers dont 148 généraux ! Cela permet cependant l’occupation de vastes espaces et la présence à la signature de la reddition nippone du 2 septembre sur le Missouri du général Derebjanko.
La plupart des historiens considèrent cette opération comme une des plus réussies de l’Armée rouge, avec un parfait mélange d’effet de surprise, de rapidité dans les attaques et une étroite coopération terrestre, aérienne et navale. En moins d’un mois, elle fait une véritable démonstration de puissance et de maîtrise de la guerre moderne. Les forces nippones, malgré leur courage, sont disloquées et contraintes à la reddition. Le couple chars-avions, l’utilisation de parachutistes et l’emploi de troupes aguerries permettent aux Soviétiques de s’implanter durablement en Asie.
Non seulement ils chassent les Japonais de Mandchourie, mais ils s’installent aussi en vainqueurs à la table des négociations. Ils occupent très rapidement leur zone en Corée et commencent leur énorme soutien aux forces de Mao. Pour des pertes relativement faibles, Staline est parvenu là aussi à créer une sphère d’influence soviétique et à accroître la zone sous contrôle communiste. Malgré sa brièveté et son manque d’intérêt, cette offensive en Mandchourie aura eu de lourdes répercussions mondiales.
Armée rouge (maréchal Vassilevski)
FRONT DE MANDCHOURIE OUEST
Front Transbaïkal (Malinovski), 17e armée, 36e armée, 39e armée, 53e armée, 6e armée de tanks de la Garde, Groupe de cavalerie mécanisée soviéto-mongole, 12e armée aérienne
FRONT DE MANDCHOURIE EST
1er Front d’Extrême-Orient (Meretskov), 1e armée Drapeau Rouge, 5e armée, 25e armée, 35e armée, 10e corps mécanisé, 9e armée aérienne
FRONT DE MANDCHOURIE NORD
2e Front d’Extrême-Orient (Purkayev), 2e armée Drapeau Rouge, 15e armée, 16e armée, 5e corps de fusiliers, Groupe opérationnel Chouguevsk, Flottille de l’Amour, 10e armée aérienne
Armée impériale japonaise du Kwangtung (général Yamada Otozo)
1e Homen Gun* Nord-est Mandchoukouo (général Kita)
3e armée, 5e armée
3e Homen Gun Sud-ouest Mandchoukouo (général Ushiroku)
30e armée, 44e armée
Unités indépendantes
4e armée, 34e armée, Armée de défense du Kwangtung, 17e Homen Gun secteur coréen (général Uetsuki)
Autres
5e Homen Gun secteur sud de l’île Sakhaline et îles Kouriles (général Higuchi).
*Homen Gun signifie littéralement « armée de théâtre » (d’opérations). Équivalent à une armée.
Liens utiles :
La Mandchourie oubliée – Grandeur et démesure de l’art de la guerre soviétique, par Jacques Sapir, aux éditions du Rocher (1996).