Premier département français libéré, de plus à l’initiative des seuls Français, la Corse est aussi l’enjeu d’une sourde bataille entre le général Giraud, qui profite de l’occasion pour s’émanciper de la mainmise alliée, et de Gaulle, qui s’oppose à l’opération mais en tire un habile profit politique.
Au printemps 1943, la campagne de Tunisie à peine achevée, le général Giraud, commandant en chef et co-président avec le général de Gaulle du Comité français de libération nationale (CFLN), décide d’entreprendre la libération de la Corse, sans l’aide des Alliés qui négligent l’île de Beauté pour se concentrer sur l’Italie. Rapidement, avec l’aide de la résistance corse et surtout pratiquement sans concertation avec de Gaulle, Giraud monte l’opération Vésuve, destinée à libérer le premier département français.
La Corse est alors aux mains des occupants depuis novembre 1942, en réaction au débarquement américano-anglais en Afrique du Nord. 80 000 Italiens (la 20e division Friule, les 225e et 226e divisions côtières, la 44e division Cremone) occupent l’île. A partir de juin 1943, 14 000 Allemands viennent les rejoindre. Malgré l’occupation italienne, grâce à l’action de Fred Scamaroni, envoyé de la France Libre, puis du commandant de gendarmerie Colonna d’Istria, émissaire de Giraud, les résistants corses se ras-semblent autour du Front national, mouvement de résistance d’obédience communiste, que le général Giraud ravitaille en armes et munitions.
L’insurrection corse et la décision du général Giraud
Le 8 septembre, l’annonce de l’armistice signé entre l’Italie et les Alliés renverse la situation dans l’île. Décidés à s’insurger, les patriotes corses veulent s’assurer de l’attitude des Italiens. Le commandant Colonna d’Istria adresse au général Magli, commandant le 7e corps d’armée, à son poste de commandement de Corte un ultimatum : « Vous me direz, ce soir avant minuit, si vous êtes avec nous, contre nous ou neutres ». Le soir, Magli fait savoir à Colonna d’Istria que ses troupes sont prêtes à se ranger aux côtés des Français. Mais ils restent 14 000 Allemands présents dans l’île auxquels il faut rajouter ceux qui, évacuant la Sardaigne, passent en Corse par le détroit de Bonifacio pour aller s’embarquer à Bastia. La campagne de libération du premier département français débute.
Le 9 septembre, alors que les Anglo-Américains débarquent en Italie, la résistance corse déclenche l’insurrection. Le Comité de libération, présidé par le communiste Arthur Giovoni, se rend maître d’Ajaccio. La résistance donne des instructions : il faut interdire aux Allemands l’accès du centre et de la partie occidentale de l’île. D’Ajaccio, les résistants lancent des détachements dans les montagnes à l’est et au sud-est. Ils se heurtent aux Allemands solidement accrochés à Quenza, Zonza, Levie et San Gavino, mais le port d’Ajaccio reste disponible pour le débarquement des troupes françaises. A Bastia, les Allemands se retirent sur les hauteurs, tandis que les Italiens et les patriotes se rendent maîtres de la ville.
Le 11 septembre, le général Magli reçoit l’ordre de son gouvernement de « considérer les Allemands comme des ennemis ». Il regroupe ses troupes sur la dorsale corse. Les Allemands décident de dégager la route côtière orientale de Bonifacio à Bastia et surtout de réoccuper le port de Bastia pour évacuer leurs troupes.
Le 12, Hitler ordonne l’évacuation de la Sardaigne et de la Corse. Quittant la Sardaigne, la 90° division légère de Panzer doit rejoindre la 16° division de Panzer-Grenadier Reichsführer SS stationnée à Bonifacio et à Porto-Vecchio. Bastia est réoccupé par les Allemands le 13 septembre. 2000 Italiens sont faits prisonniers par leurs anciens alliés.
Avec leur armement individuel hétéroclite, les 10000 patriotes corses ne peuvent rien contre les forces allemandes. Il est même à craindre que les hommes du général Senger und Etterlin ne débouchent de l’arête montagneuse vers la côte occidentale et Ajaccio et reprennent le contrôle de l’île. La situation devient dangereuse. Colonna d’Istria lance un appel à Alger : « Ajaccio s’est soulevé. Les insurgés en sont maîtres. Les Italiens ne résistent pas. Les Corses demandent l’aide de l’armée. Il n’est pas possible de laisser la résistance corse, dont l’ardeur et les sentiments sont magnifiques, livrée à elle-même. Elle risque d’être écrasée par les Allemands. Les répercussions seraient néfastes. Il faut aller en Corse, libérer l’île, qui constituera un magnifique tremplin pour les futures opérations de libération de la France », lance le général Giraud.
Depuis des mois, sur l’ordre de Giraud qui veut démontrer la capacité opérationnelle de l’armée française, le général Juin a dressé un plan complet de l’action militaire à mener en Corse. Des unités françaises sont prêtes. Le problème est logistique : comment transporter ces troupes d’Algérie vers la Corse alors que l’ensemble des forces navales se concentre sur le débarquement à Salerne ? D’autant qu’en Italie, les Alliés sont menacés d’être rejetés à la mer par une violente contre-attaque allemande.
Malgré tout, les Alliés mettent à la disposition du général Giraud des navires français, des croiseurs et des contre-torpilleurs, notamment. Dans un premier temps, l’objectif est d’établir une tête de pont autour d’Ajaccio.
Les débarquements et les premiers combats de l’armée française
Le 11 septembre, vers 23 h 30, 109 hommes du bataillon de choc du commandant Gambiez débarquent du sous-marin Casabianca. Tout de suite, ils occupent les points stratégiques de la ville et notamment le terrain d’aviation de Campo del Oro. Les commandos, rejoints par de jeunes Corses, doivent assurer les positions défensives autour de la tête de pont. Ils sont suivis par 400 autres commandos et les Marocains du ter régiment de tirailleurs (RTM) débarqués du Fantasque et du Terrible.
Peu à peu à Ajaccio, les éléments du 2e GTM, du 4e régiment de spahis marocains, du 69e régiment d’artillerie de montagne et le génie du 82e bataillon débarquent. La marine française assure le transport et engage seize bâtiments. A Alger, des navires sont aménagés pour pallier l’absence de protection aérienne. Deux croiseurs et des contre-torpilleurs protègent les convois. Bientôt, la chasse française apparaît dans le ciel méditerranéen. Une escadrille de Spitfire se pose le 24 septembre sur l’aérodrome de Campo del Oro pour assurer la protection du port d’Ajaccio. Le général allemand von Senger und Etterlin prépare l’évacuation de ses 30 000 hommes. Les Allemands, qui ont évacué la Sardaigne, se regroupent dans le sud de l’île, dans la région de Bonifacio, pour monter vers l’aérodrome de Borgo et le port de Bastia.
La côte orientale de l’île est sous le contrôle allemand et les Italiens sont repoussés sur la dorsale. Bastia et son port réoccupés, l’évacuation doit débuter mais les Allemands craignent de voir les Italiens de l’île d’Elbe la perturber. Le 17 septembre, ce problème est résolu : les Allemands s’emparent de l’île d’Elbe. La voie maritime Bastia-Livourne est libre : l’évacuation de la Corse peut commencer.
De leur côté, les maquisards corses multiplient les coups de main, les sabotages. Le 16 septembre, une colonne allemande forte de 1 200 hommes, partie de Porto-Vecchio avec chars et véhicules blindés, atteint Levie où elle est repoussée par des patriotes corses. Le 17, les Allemands sont obligés de retourner à Porto-Vecchio avec de lourdes pertes. Le général Senger décide de se concentrer sur l’évacuation de ses troupes par Bastia. Les maquisards libèrent Sartène, puis Zonza le 18 septembre.
Le 21 septembre, le général Giraud explique devant l’état-major que « la situation est infiniment meilleure qu’on ne pouvait espérer ». Il ne s’agit plus de défendre une tête de pont, mais d’empêcher le rembarquement allemand et la destruction des matériels et des ouvrages d’art.
Le même jour, les commandos et les maquisards libèrent Bonifacio. Le 23, ils occupent Porto-Vecchio, puis remontent vers le Nord : Aléria est libéré le 28. Au centre de l’île, le harcèlement contre les Allemands qui tentent de rejoindre Bastia est incessant. Dans le même temps, les soldats français remontent la côte occidentale de l’île. Des éléments du 1er RTM sont acheminés à Corte, au coeur de l’île, rejoints par des goumiers, des spahis et des Américains.
La bataille des cols et la libération de Bastia
Le général Giraud veut empêcher le rembarquement des arrière-gardes allemandes. Il faut entrer au plus tôt à Bastia. Le gros des troupes françaises, sous les ordres du général Louchet (1er RTM, 2e GTM, partisans du commandant Vietri et du colonel Valentini, commando américain Coone), est acheminé directe-ment vers Bastia. Le général Magli fournit une aide précieuse en artillerie et en logistique. Saint-Florent est libéré le 30 septembre.
Le 1er RTM et une section du génie doivent rejoindre les faubourgs de Bastia selon un axe sud-nord, pendant que le 2e groupement de tabors marocains attaquera selon l’axe ouest-est. L’offensive française sur Bastia peut débuter.
Son objectif est de déborder par la montagne, sur des sommets de 800 à 1 600 m. Trois cols s’ouvrent vers la côte orientale. Ils sont tenus par la 16e division SS appuyée par des chars, des automitrailleuses et des autocanons de la 90e division légère de Panzer. Au nord, les goumiers doivent attaquer sur un axe ouest-est, de Marine Farinale vers le col de San Leonardo, puis vers le sud vers la Serra di Pigno qui domine le col de Teghime, tandis que le 1er régiment de tirailleurs marocains, parti du col de San Stefano, doit rejoindre le monte Torre, au sud-ouest du col de Teghime, puis Furiani ; l’attaque frontale du col de Teghime, noeud de la route vers Bastia, est confiée à un bataillon italien.
Les goumiers atteignent le col de San Leonardo le 30 septembre. Redescendant vers le sud, le tabor du commandant Méric arrive sur la Serra di Pigno. Le 2 octobre, malgré de durs combats, le 1er RTM tient le col de San Antonio, à pied d’oeuvre pour prendre à revers le col de Teghime et foncer sur Furiani.
Le 2 octobre, les goumiers s’emparent du col de Teghime. Ce même jour, alors que des spahis et des commandos atteignent le cap corse, la chaîne montagneuse et tous les cols conduisant à Bastia sont aux mains des Français. Mais dès le lendemain, les Allemands se ressaisis-sent. Il s’agit de gagner du temps, de couvrir leur retraire, malgré l’aviation alliée qui bombarde leurs navires et en coule un bon nombre. Bastia est bombardée : les quartiers du port, de la gare et du cimetière sont ravagés. On compte plusieurs centaines de victimes civiles.
Le 4, au matin, le 6e goum et un détachement du bataillon de choc pénètrent dans la ville, suivis du 1er RTM et de l’escadron de reconnaissance des spahis. Bastia est libéré. Grâce à l’action conjointe des résistants et des troupes de l’armée d’Afrique, la Corse est le premier département français libéré. 170 patriotes et 72 soldats français ont perdu la vie pour la libération de la Corse.
Malgré les risques d’une insurrection prématurée, le général Giraud a saisi l’occasion. A l’origine de sa décision, les patriotes corses, qui se sont soulevés spontanément. Le commandant en chef, en accord avec le Comité français de libération nationale, a répondu, malgré les objections des Alliés et la faiblesse des moyens. Pour le CFLN à Alger, comme pour le Conseil national de la Résistance en France occupée, cette libération constitue l’exemple de ce que doit être la prochaine libération du territoire national : une libération de la France par l’armée française, avec l’aide de la résistance intérieure et le soutien des Alliés.
Mais aussi exemplaire qu’elle soit à ce titre, la libération de la Corse reste une initiative qui ne fait pas l’unanimité chez les Alliés et crée surtout des dissensions sur la façon dont risque de se dérouler la libération de l’ensemble du territoire. L’insurrection armée spontanée ne pouvant que profiter aux communistes, comme cela vient d’être le cas en Corse, Giraud a fait preuve une nouvelle fois de légèreté. De Gaulle reprend alors la situation en main, nomme Charles Luizet préfet de Corse le 14 septembre et ordonne de désarmer au plus vite les « vaillants résistants ». Désavoué par les autres membres du CFNL, Giraud paie de son côté rapidement le prix de son initiative isolée et perd la co-présidence du Comité, ne conservant le commandement en chef des forces armées françaises que pour quelques mois seulement.
Malgré tout, la conquête de la Corse reste un exploit et se révélera d’une grande utilité stratégique. Alors que les Alliés viennent de prendre pied en Europe en attaquant l’Italie où ils butent sur la ligne de défense Gustav organisée par le maréchal Kesselring, la Corse devient un « aerial spring board », un tremplin aérien stratégique, à 100 km des côtés italiennes et 200 km de la Provence. L’île va être utilisée pour contrôler les liaisons maritimes, pour attaquer l’Italie du Nord et préparer le débarquement de Provence. A partir du 15 août 1944, ce sont plus de 100 000 hommes qui partiront de l’île de Beauté pour débarquer sur la côte de Provence.
Charles Luizet
Né le 10 novembre 1903 dans le Rhône, Charles Luizet intègre l’École de Saint-Cyr en 1921. En 1940, il est administrateur de la zone internationale de Tanger où, le 18 juin, il entend l’appel du général de Gaulle. En décembre 1942, Luizet est sous-préfet à Bône puis à Alger, le 30 mai 1943, à l’arrivée de De Gaulle. Pour éviter la main mise du Front national communiste en Corse, de Gaulle le nomme préfet à Ajaccio le 14 septembre 1943. En juin 1944, il rejoint Londres pour préparer la libération de Paris qu’il gagne le 17 août. Nommé préfet de police, Luizet prend contact avec Alexandre Parodi, représentant du gouvernement provisoire, et rencontre le colonel Rol, chef des FFI de l’Île-de-France. Ils dirigent l’insurrection jusqu’à l’arrivée de la 2e DB le 24 août. Homme de De Gaulle, Luizet est écarté lorsque le chef de la France Libre quitte le pouvoir au début de 1947. Il rejoint l’Afrique équatoriale française au poste de gouverneur général. Il meurt le 21 septembre 1947.
Paulin Colonna d’Istria
Né le 27 juillet 1905 à Petreto Bicchisano en Corse, Lieutenant en 1930, Colonna d’Istria choisit la gendarmerie. A la déclaration de guerre, il est en poste en Afrique du Nord. En avril 1943, il mène une mission secrète en Corse pour unifier les mouvements de résistance. Il s’appuie sur le Front national communiste pour unifier les mouvements de résistance. Traqué par les Italiens, Colonna d’Istria rembarque le 9 juin pour Alger. Au début de juillet, il ramène en Corse, grâce au sous-marin Casablanca. 12 tonnes d’armes et de matériels et entre au comité départemental du Front national. Mis à la disposition du préfet Luizet, il entre dans Paris avec la 2e DB. Après la guerre, il est affecté au commandement de la gendarmerie à Alger puis à Lyon. Colonel en 1947 puis général de brigade en 1956, il commande la gendarmerie des Forces françaises en Allemagne. Il meurt le 4 juin 1982.
Ludothèque
L’extension Desert Rats pour Unity of command II propose un scénario sur le sujet de la Corse et de la Sardaigne.